En débutant l'ouvrage de Jean-Yves Le Naour que je n'ai fait vraiment que commencer,
1919-1921.Sortir de la guerre (ce n'est pas l'édition Perrin que j'ai), pp.80-83, j'ai trouvé le récit en deux trois pages de la tentative d'assassinat de Georges Clémenceau, le «Père la Victoire», le 19 février 1919 à Paris au moment des pourparlers sur le traité de Versailles.
Je vous livre ici ces quelques pages. Jean-Yves Le Naour ne s'éternise pas sur les motifs de l'attentat mais il est à remettre en perspective dans la série d'attentats d'anarchistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
Jean-Yves Le Naour, pp.80-83 a écrit :
L'attentat
S'opposer au «Père-la-Victoire» n’est pas commode, mais cela devient carrément impossible après l'attentat du 19 février 1919 qui l'élève une fois pour toutes dans l’Olympe. Ce jour-la, vers 8h45 comme tous les matins, le président du Conseil sort de son domicile du 8, rue Franklin pour monter dans la voiture officielle qui le conduira au ministère de la Guerre où il a installé ses quartiers. «Bonjour mes enfants », lance-t-il au chauffeur et au brigadier de sa sécurité. Mais à peine la voiture a-t-elle démarré qu’un énergumène, qui faisait semblant d’être absorbé par la devanture d'un magasin, se met à courir derrière le véhicule et tire neuf balles dans la carlingue. Clemenceau est touché : une balle entrée par l 'omoplate droite, à seulement 4 cm de la colonne vertébrale, vient lui perforer le poumon. Il souffle, il halète, peine a respirer librement. Il se penche alors en avant, tandis que les projectiles continuent de pleuvoir et de le frôler à droite et à gauche. Quand on examinera ses vêtements, on découvrira la trace de ytrois balles qui ont traversé son pardessus sans même le blesser. Une chance incroyable !
Il s'en faut de peu que le tireur ne parvienne jamais au commissariat car badauds, promeneurs et voisins se précipitent pour le lyncher ! Il faut que la maréchaussée réquisitionne un taxi pour soustraire l'individu à la foule furieuse. Comme il est grand et blond, les rumeurs vont bon train et accréditent tout d’abord la thèse d’un attentat bolchevique ou encore d’un complot allemand. La vérité est toutefois moins romanesque : Émile Cottin - c’est le nom de l'assassin - est tout simplement un anarchiste, un de ces adeptes de la propagande par le fait qui se prennent pour des héros en imaginant qu'ils vont libérer le monde en tuant un «tyran».
Clémenceau a mal. Il est pâle. Refusant l'hôpital, il revient chez lui pour s’installer dans un fauteuil. «Ce n’est rien », dit-il. C’est aussi ce qu’avait dit François-Ferdinand après avoir reçu la balle de Princip. Les médecins et chirurgiens qui accourent s’arrachent les cheveux avec ce malade qui ne veut pas s’aliter et cet appartement qui se transforme en hall de gare avec un défilé ininterrompu de personnalités politiques, diplomatiques et militaires qui viennent aux nouvelles. Balfour et House accourent pour apporter leurs bons vœux et surtout mesurer si le «Tigre» est en état de continuer à présider la conférence. Heureusement, Wilson est parti pour les États-Unis le 14 février, Lloyd George est rentré a Londres et Orlando à Rome. La conférence continue mais avec des seconds couteaux. Clémenceau a choisi le bon moment pour se faire tirer dessus. Le général Mordacq, directeur du cabinet militaire, est l’un des premiers à rejoindre son appartement. Il est tellement ému que c'est le «Tigre» lui-même qui doit le réconforter : «Allons, ne vous faites pas de bile. Je ne suis pas encore mort.» Et le Vieux Vendéen de recommencer à plaisanter : «Ah ! Cher ami, quel malheur qu’il m'ait ratéé, quelle magnifique apothéose ! » Quand le président Poincaré survient, la mine paniquée, Clémenceau plaisante «Ils ne veulent pas m’extraire ma balle, dit-il en désignant les chirurgiens. Ils trouvent que j’ai besoin d’un peu de plomb pour me lester.»
Dans le pays, l’émotion est vive. Les journaux sortent des éditions spéciales et tout un peuple se met à prier et à défiler rue Franklin pour apporter des fleurs ou signer le registre que l’on a installé dans la loge du concierge. Clémenceau est au Zénith de sa popularité et Poincaré en crève de jalousie, parlant même de «folie collective». S'il mourait, écrit-il, «on en ferait un Dieu». Et une pluie de télégrammes s’abat sur le président du Conseil : les rois d'Angleterre, d'Italie, de Roumanie, d'Espagne, de Belgique et de Grèce font des vœux pour son rétablissement, des conseils municipaux et mentaux votent des motions, et même le pape Benoît XV lui envoie sa bénédiction. «Il ne manquait plus que cela », s’étonne le vieil athée qui fait répondre au souverain pontife «que je le remercie et que je lui envoie moi aussi ma bénédiction». L’esprit est chez lui toujours souverain.
Et pourtant, il n’est pas tiré d’affaire. Les chirurgiens ne voulant pas opérer si près de la colonne vertébrale, il risque d’être en fâcheuse posture si une hémorragie interne se déclenche. Comme la balle a traversé la vitre et la banquette, il est possible également qu’une infection s’ajoute à la blessure. Tant que le patient n’a pas de fièvre, tout va bien. Mais voila que, le 20 février, sa température s’élève et qu’il crache du sang. Les médecins s’inquiètent, font le vide autour de lui et interdisent les visites. Dorénavant, ce sera repos intégral. Difficile cependant d’interdire quelque chose a ce diable d’homme : dès le lendemain, parce qu’il se sent mieux, il reprend son travail et gère à distance la conférence de la paix. Et quand un praticien ose le sermonner pour son imprudence, il l’envoie promener : «Vous n’y connaissez rien. Tous les médecins sont pareils. Je le
sais bien... hein? Puisque j’en suis un.» Le 26 février, il n’en peut plus et quitte l'appartement pour une promenade dans les jardins de Versailles, sans escorte policière. Le 27 février, il se déclare guéri et reprend ses activités au ministère de la Guerre ou au Quai d’Orsay, comme si de rien n’était. Deux choses seulement ont changé : la première, c’est cette affection supplémentaire que les Français lui témoignent. Quand il sort ou rentre chez lui, par exemple, badauds et voisins l’attendent, comme s’ils formaient sa garde personnelle, et crient «Vive Clémenceaul» en levant leurs chapeaux. La seconde, c’est qu’il vit désormais avec une balle dans le corps, enkystée dans le médiastin, à proximité du poumon.
Émile Cottin, lui, est condamné à mort le 14 mars 1919 par un conseil de guerre expéditif. Pour des raisons personnelles et politiques, le «Tigre» fera patte de velours et proposera la grâce à Poincaré, transformant la peine de mort en dix ans de réclusion. En bon disciple de Beccaria, Clemenceau est en effet hostile à la peine de mort en temps de paix. Mais il est fort à parier éque le scandale qui suit l'acquittement de l'assassin de Jaurès, le 29 mars. pèse aussi dans la balance. Celui qui n’a pas tué est condamné à mort, celui qui a tué est innocenté. Justice de classe ! hurlent les socialistes. Une fois n’est pas coutume, Clémenceau use de clémence, ce n’est pas de trop pour désarmer 1'émotion populaire. Reste tout de même une ironie : lui qui n'a cessé de se rendre aux tranchées durant la guerre, y compris sous les balles et les obus de l'ennemi, allant jusqu’à lever le poing au-dessus de la tranchée de première ligne en criant «Cochons l On vous aura !», a été blessé en plein Paris par un Français. «Voila qu’on chasse le tigre dans les rues de la capitale», plaisante-t-il.
Il joue la comédie, fait croire que tout va bien, mais l'homme est fatigué. Contrairement à la légende que propage Poincaré, celle d’un vieillard primesautier qui ne travaille pas ses dossiers, Clémenceau se lève très tôt pour lire les rapports et les notes préparées par son équipe. Bien souvent, il rentre éreinté de la conférence. «Il faudrait, bien me reposer, confie-t-il le 31 janvier, que mon cerveau ne marchât plus pendant quelques heures et surtout, qu’il ne pensât à toutes ces questions que nous ressassons sans cesse.» Le général Mordacq vole alors au secours de son chef et le conduit le soir, dans une loge dérobée de l’Opéra-Comique, où le président du Conseil peut écouter de la musique en toute discrétion.L'autre leçon du drame du 19 février, qui aurait pu mal tourner c’est qu’il faut accélérer les négociations, donner un coup de fouet à la conférence et régler les questions essentielles au sujet de l’Allemagne.
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«Κρέσσον πάντα θαρσέοντα ἥμισυ τῶν δεινῶν πάσκειν μᾶλλον ἢ πᾶν χρῆμα προδειμαίνοντα μηδαμὰ μηδὲν ποιέειν»
Xerxès,
in Hérodote,
L'Empereur n'avait pas à redouter qu'on ignorât qu'il régnait, il tenait plus encore à ce qu'on sût qu'il gouvernait[...].
Émile Ollivier, l'
Empire libéral.