Il faut être très prudent avec l’interprétation ce texte de Diodore (II.47) et surtout ne pas le prendre au pied de la lettre.
D’abord, certes il s’inspire d’Hécatée, mais Hécatée d’Abdère n’a aucune vocation géographique ou ethnologique, mais philosophique. Nous n’avons pas assez de matière pour comprendre ses objectifs, mais il ne s’agit nullement d’une description des mœurs bretonnes. Le philosophe nous propose un nouvel ersatz de l’Atlantide platonicienne, une île très très loin, idyllique («
cette île au sol fertile qui permet toutes sortes de produtions et au climat remarquable produit deux récoltes par an »), peuplée d’un population bénie idéale, etc. Tous les poncifs littéraires du conte philosophique sont retrouvés, on peut faire le parallèle avec la Panchée d’Evhémère ou les îles Fortunées de Iamboulos, c’est chaque fois le même schéma. C’est un genre littéraire, pas une description réelle.
Ensuite, la part de créativité d’Hécatée dans le mythe est assez limitée. L’extrait de Diodore nous redonne les mêmes infos que Hérodote et autres (les liens avec Delphes, les pérégrinations d’Abaris, les séjour d’Apollon, etc.). En fait, la grosse différence est d’ordre géographique. Nous somme dans le dernier quart du IVe siècle. Jusqu’à présent, les Hyperboréens étaient placés au nord de l’Europe, comme leur nom l’indique, sur les rives de l’Océan septentrional, en l’occurrence sans doute la Baltique puisque le mythe hyperboréen est en relation avec les « larmes du soleil », l’ambre ; d’ailleurs, les récits hérodotiens du voyage des offrandes jusqu’à l’Adriatique (la préhistorique route de l’ambre) le confirme. Rien à voir donc à priori avec la Bretagne. Seulement voilà, Hécatée est cultivé, et a découvert avec admiration les tous récentes découvertes de Pythéas, le Massaliote, qui fait connaître aux Grecs la géographie exacte de l’Europe du Nord. L’Abdéritain découvre les îles britanniques qu’il intègre alors à son récit, « pour faire plus vrai », toujours selon les usages du genre littéraire (Evhémère et Iamboulos usent de même d’une grande précision géographique mais aux marges du monde connu, au point que des lecteurs naïfs comme Diodore lui-même prennent ces romans pour de véritables récits d’exploration, naïveté qui coûtera cher à Pythéas mis dans le même panier par Polybe et Strabon…).
La réalité géographique du récit d’Hécatée, directement tiré de Pythéas, n’apparaît à mon avis que dans deux malheureuses phrases : au début, lorsqu’il situe l’île : «
dans les régions qui font face à la Celtique, il y a une île qui n'est pas moins importante que la Sicile ». Mais tout de suite, il quitte la géographie pour arrivé dans le roman en introduisant les Hyperboréens et en justifiant leur présence en ce lieu.
Le second extrait provient sans doute lui-aussi d’une remarque de Pythéas, astronome éclairé et compétent : «
On dit aussi que depuis cette île, la lune paraît très peu éloignée de la terre et qu'on y peut voir les bosses du terrain à sa surface ». Remarque valable par temps froid et sec.
On remarquera au passage que l'un et l'autre extrait peuvent aussi bien s'appliquer à la Scandinavie qu'à la Bretagne, la Celtique de cette époque faisant suite à la Scythie, les deux se rejoignant au niveau de la Baltique (la Germanie n'existe pas, elle est intégrée à la Celtique).
Par contre pour le reste, je n’y vois que littérature. Hécatée procèdera de la même manière en intégrant à des mythes antérieurs les dernières découvertes géographiques asiatiques d’Alexandre.
Dernière remarque, concernant directement le temple « qui est de forme circulaire » selon la traduction adoptée par Atil. Ce n’est pas tout à fait exact. Le texte utilise le mot
sphéroide, σφαιροειδῆ . Le temple n’est pas circulaire, il a une forme de sphère. Je n’ai pas trouvé d’autres emplois dans l’architecture de ce mot, mais il sert à qualifier des cavernes par exemple, à décrire la forme de la voûte terrestre ou le creux d’une coupe, etc. En déduire que Diodore (ou Hécatée) désigne par ce mot un cercle de pierre dressés me semble un sérieux contre-sens. Je suppose que nos Grecs imaginent plutôt une espèce de Tholos surmonté d’une voûte. L’interprétation « circulaire » ne s’impose absolument pas, elle n’est là que pour justifier l’assimilation du récit de Diodore avec Stonehenge en effaçant la difficulté.
Pour conclure, Hécatée et tous ses contemporains n’ont qu’une connaissance superficielle de la Bretagne, ce qui lui permet d’y transposé une société utopique isolée à la géographie jusqu’alors plus aléatoire. Le temple, les mœurs décrits ne sont en rien britanniques, mais directement issu de l’imagination fertile de l’Abdéritain et de ses prédécesseurs, et donc rien ne permet de soupçonner que les Grecs du IVe av. connaissent Stonehenge. Bref, tout cela n’est qu’une lecture résolument orientée d’un texte qui ne concerne absolument pas le site.
Du moins, c'est mon opinion: prudence.
Autre remarque: Diodore nous place ce récit au coeur de sa description de l'Asie, coincé entre la digression sur les Amazones et la description de l'Arabie. Malgré la mention de la Celtique, il n'a pas compris qu'il s'agit de la Bretagne; Hécatée est peut-être responsable de l'erreur, puisque selon un notice d'Etienne de Byzance que je n'ai pas pu consulté, il place dans le même coin des fleuves découverts par l'expédition d'Alexandre. En pratiquant quelques distortions, il parvient ainsi à unir Scythie d'Alexandre, Albion de Pythéas et récits traditionnels sur les Hyperboréens; Diodore n'y voit que du feu, comme toujours... J'apprécie beaucoup ce compilateur, il est cultivé, consciencieux, curieux... mais pas très très malin...
Edit: si vous souhaitez une traduction de l'extrait complet (Cassevitz, Belles-Lettres 1991), n'hésitez pas à me la demander et je la posterai. Mais une fausse manip vient de m'obliger à recommencer tout mon post, je n'ai plus le courage de le retaper...